Lou Andreas Salome

Impossible de passer à côté : c'était la Journée de la Femme jeudi dernier (8 mars).


Maintenant que c'est à nouveau, et par défaut, l'une des 364 Journées de l'Homme, j'aimerais, plutôt que de disserter sur un mot, vous raconter l'histoire d'une femme étonnante, qui a marqué son temps, qui a écrit, et qui a entretenu avec des hommes d'exception (parmi lesquels Nietzsche et Freud, et le poète Rilke) des rapports d'amitié basés sur une grande entente intellectuelle. Ce destin exceptionnel est celui de Lou Andreas-Salomé.

Louise von Salomé, dite Liolia, puis Lou Andreas-Salomé, naquit à Saint- Pétersbourg en 1861, dans une famille de la haute bourgeoisie. Sa mère était d'origine danoise. Son père, lui, descendait d'une famille de huguenots avignonnais, qui étaient peut-être des Juifs convertis de force, et obligés de s'exiler lors des guerres de Religion au XVIè siècle. Il avait servi dans l'armée du Tsar, et, à sa retraite, avait demandé et obtenu le grade nobiliaire le plus modeste, ainsi qu'il était d'usage. Lou fut donc élevée dans un milieu privilégié, en Russie.

Lou avait cinq frères, tous plus âgés qu'elle. Comme eux, elle fut élevée dans le respect de la religion réformée, qui était celle de ses parents. Cependant, elle était d'un caractère très rebelle, et ses réparties rebutèrent plus d'un pasteur chargé de son éducation religieuse. Dans le même temps, elle séchait l'école, avec la complicité de son père, ne trouvant aucun intérêt dans la fréquentation des filles de son âge, ni dans les futilités qui les intéressaient. A l'âge de seize ans, elle fit la connaissance du pasteur Gillot, d'origine hollandaise et âgé d'une quarantaine d'années. Celui-ci comprit très vite qu'il avait affaire à une jeune fille peu commune, et qu'il ne pouvait la retenir que par l'esprit : aussi, plutôt que de parfaire son éducation religieuse à l'aide des catéchismes en vigueur, il l'abreuva de philosophie. Cela permit à Lou de faire connaissance avec Kant, Spinoza, Voltaire et bien d'autres, et d'assimiler leur pensée, ce qui était exceptionnel pour une jeune fille à l'époque. Cela lui sera fort utile plus tard...

Cependant, Gillot avoua à Lou qu'il était amoureux d'elle. Effarée, Lou découvrit qu'il avait même pris des dispositions en vue de divorcer...Cela provoqua son éloignement : elle déclara à Gillot qu'elle l'aimait comme un enfant aime son père, et qu'elle souhaitait aller étudier à l'université de Zurich.

La ville de Zurich renfermait alors une université réputée, qui était une des seules à admettre des femmes parmi ses étudiants. Lou s'y rendit en 1881, accompagnée de sa mère, afin d'assister aux cours d'un célèbre théologien protestant de l'époque, Aloïs Biedermann. Celui-ci se rendit compte très vite de ses capacités, et déclara à Mme Salomé que sa fille était " un diamant ". Cependant, Lou tomba malade : comme on lui conseillait de voyager, elle se rendit à Rome avec sa mère. Un de ses professeurs l'avait recommandée auprès de Malwida von Meysenburg, une intellectuelle allemande qui résidait à Rome. C'est chez elle que Lou fit la connaissance de Paul Rée, qui tomba illico amoureux d'elle. Problème : si Lou était un véritable bourreau des cœurs, elle refusait tout contact physique, tout autant que le mariage ! Une vraie sainte-nitouche, dans le fond, ou bien trop idéaliste, peut-être. Elle confia à Rée qu'elle avait eu un rêve : elle partageait un appartement avec deux hommes, dont Rée, dans une totale communion purement intellectuelle, bien sûr. Rée se résigna, prêt à tout pour la garder. Choquée, la mère de Lou rentra en Russie. Même Malwida exprima sa désapprobation. Cependant, Rée trouva un troisième comparse pour les rejoindre et mettre en œuvre les projets utopiques de Lou : le philosophe Friedrich Nietzsche, alors peu connu.

Le trio ne cohabitera jamais vraiment, mais voyagera beaucoup. Nietzsche, évidemment, tomba lui aussi amoureux de Lou, en qui il avait trouvé une interlocutrice valable avec laquelle il passait des heures à discuter philosophie, en particulier autour de la question de l'existence de Dieu, qui tarauda Lou jusqu'à sa mort. Repoussé lui aussi par la jeune femme, Nietzsche en conçut une amertume qui ira grandissant, jusqu'à haïr celle qu'il avait tant aimée - aidé en cela par sa sœur, qui haïssait Lou cordialement. A la suite de leur rupture, il écrivit en une dizaine de jours la première partie d'Ainsi parlait Zarathoustra. Quant à Paul Rée, il mourut quelque temps plus tard dans des circonstances étranges (suicide ?).



Cependant, Lou se marie avec un orientaliste, le Pr Andreas. Les circonstances de ce mariage n'ont jamais été bien éclaircies : apparemment, Andreas aurait menacé de se suicider si elle ne l'épousait pas. Lou finit par accepter ce mariage, à condition qu'il ne soit jamais consommé...

C'est en 1897, alors qu'elle était installée à Munich, qu'elle rencontra le poète Rainer Maria Rilke, de quatorze ans son cadet. Leur liaison, pour une fois physique aussi bien qu'intellectuelle, dura trois ans, puis se mua en une amitié indéfectible, quoique presque exclusivement épistolaire vers la fin de la vie de Rilke (mort en 1926). Rilke trouva en Lou " la " muse qu'il recherchait, et à qui il dédia certains de ses plus beaux poèmes.



De son côté, Lou écrivait elle aussi : des essais philosophiques, des contes... Elle avait fini par s'installer à Göttingen, petite ville universitaire d'Allemagne, où son mari occupait une chaire de langues orientales. En 1912, elle fait la connaissance de Sigmund Freud, qui est lui aussi fasciné par son intelligence et sa confiance en la vie, si contraire au pessimisme du maître de la psychanalyse. Elle s'installe à Vienne pour six mois, afin d'assister aux " réunions du mercredi " autour de Freud. En dépit de désaccords sur le plan théorique, l'amitié entre Lou et Freud durera jusqu'à la mort de ce dernier en 1936, d'autant plus que Lou devint très vite une des meilleures amies d'Anna Freud. Lou s'installe à nouveau à Göttingen, en tant que psychanalyste. Elle écrivit quelques essais sur le sujet.

Pendant la Première Guerre mondiale, Lou se sent déchirée : l'Allemagne, son pays d'adoption, et la Russie, son pays de naissance, sont en guerre. Elle réfute l'idée selon laquelle la guerre n'aurait pas eu lieu si les femmes avaient gouverné l'Europe. Après la guerre, elle passa six mois dans un hôpital où elle traita les troubles psychiques de rescapés de la Grande Guerre...et de leurs médecins !

La fin de sa vie fut assombrie par la maladie et l'avènement du nazisme en Allemagne, qui obligea Freud à s'exiler. Si Lou signa un formulaire en 1936 attestant de ses origines aryennes (formulaire obligatoire pour pouvoir publier), elle ne publia plus rien jusqu'à sa mort.

Lou mourut dans son sommeil, le 5 janvier 1937. Elle avait soixante-quinze ans. Son œuvre a été quelque peu oubliée - cependant, de récentes traductions nous permettent de lire en français L'Heure sans Dieu et Le Diable et sa grand-mère, ainsi que son Journal, et certains de ses essais. Le problème de Lou, comme le dit une de ses traductrices, c'est la richesse de sa vie, qui occulte celle de son œuvre écrite. Lou Andreas-Salome a représenté pour les femmes du XXè siècle un modèle de libération - ce qu'elle n'était pas totalement, ou en tout cas, qu'elle ne souhaitait pas être. Si elle a été un modèle, elle l'a dû également au fait qu'elle était indépendante matériellement, en partie grâce à sa plume. Non contente de ne pas dépendre des hommes financièrement, elle a tenté toute sa vie de libérer sa pensée du modèle patriarcal hérité de la religion. Toute sa vie elle se questionna sur l'existence de Dieu, en même temps qu'elle rejetait de toutes ses forces les dogmes que l'on avait tenté de lui inculquer pendant sa jeunesse. Elle s'inventa une sorte de spiritualité laïque, basée sur son ressenti et sa joie de vivre naturelle.

Sites internet :

Il existe de nombreux sites consacrant au moins une page à Lou Andreas-Salome. Pour ce qui me concerne, j'ai été très intéressée par un entretien avec Pascale Hummel, qui a traduit une partie de son œuvre en français, et qui connaît bien les ressorts de la pensée de Lou : Murielle Lucie Clément et Pascale Hummel , "Entretien autour de Lou Andreas-Salomé", Acta Fabula, Août-Septembre 2006 (vol.7, num.4), URL : http://www.fabula.org/revue/document1503.php

 
 
~carroll ex nihilo~
Publié le : 01/03/2007

 

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