Dominos

Un jour, lors d'un camp naturaliste, je discutais tranquillement avec une copine quand un petit (entre 8 et 9 ans) fit irruption en me tirant par la manche pour me montrer ce qu'il venait de faire. Gentiment, je le suivis, et il me montra son œuvre : étaient disposés sous mes yeux des dominos en ligne, prêts à être poussés.


Il avait dessiné sur ces dominos des animaux, dont un bon nombre étaient issus d'espèces en voie de disparition. Tout fier, il me les montre en me demandant : "tu sais c'est quoi çuilà ? C'est un panda. Il est joli, hein?"
Je passai donc un interrogatoire poussé sur différents animaux, lorsque je butai sur un animal bizarre. Il se tenait sur ses deux pattes arrières, n'avait pas de griffes, pas de canines, pas de poils... "Aucune chance qu'il survive" pensé-je. Intrigué, je lui demandai donc "quoique c'était" que cet animal que je connaissais si mal. Et il me répondit tout simplement :"ben c'est un bonhomme !!!"

En effet, à y regarder de plus près, je me suis aperçu qu'il y avait ainsi toute une rangée d'hommes au début et à la fin de la ligne principale des dominos. Et celui que j'avais dans la main ressemblait effectivement énormément à un homme. En fait, non, il ne ressemblait pas à un homme, c'était un homme. Et j'ai parlé à cet homme. Et il m'a répondu.

Il m'a raconté sa vie, sa vie de domino, sa vie d'homme.

Les dominos naissent tous pareils. Ils naissent dans des moules à dominos. D'abord, la lumière les éblouit, mais ils s'habituent et voient les longues rangées de dominos qui viennent d'être moulés qui s'allongent et s'étirent, toutes parallèles. Ils veulent revenir en arrière, mais c'est impossible, car un tapis roulant les emmène vers le côté opposé. Certains naissent dans des moules de double-six, et on les estimera, on les respectera, on les craindra, bien que, dans la loi domino, figure que tous naissent libres et égaux en droits. Les double-zéros, en revanche, sont le plus bas échelon de la société domino, ils seront pauvres, et on les méprisera.

Les parents dominos emmènent leur enfant chez eux, toujours en ligne, bien parallèles, et lui inculquent déjà les règles à respecter ; se laver les mains avant de passer à table, manger sa soupe, aller à l'école, sinon l'ogre vient les manger, ne pas sortir du rang, sinon le monstre de la Frontière les attrape et lui fait subir mille supplices, bref tout ce que leurs propres parents leur ont inculqué, qu'eux-mêmes tiennent de leurs parents, qu'eux-mêmes tenaient de leurs propres parents...
Tout ce à quoi tous les dominos sont habitués, et ce depuis leur plus jeune âge, pour que ce soit naturel, et qu'ils le fassent sans y penser. Ces principes leur sont appris pour leur sécurité, et on les leur apprend non seulement directement par la parole, de l'adulte à l'enfant, mais aussi indirectement, grâce à des contes, des histoires, des anecdotes, pour qu'ils leur viennent à l'esprit naturellement.

Ensuite ils vont à l'école, où on leur réapprend tout ça, pour que ça rentre bien. On leur apprend aussi et surtout à lire, à compter, à écrire, toutes ces connaissances fondamentales qui sont dispensées au goutte-à-goutte par les parents, les professeurs, année après année, sans doute pour garder le suspense, de la maternelle aux études supérieures.

Les dominos, lorsqu'ils sont enfants, représentent la sagesse, ou plutôt l'ignorance, l'insouciance, la naïveté, et une certaine pureté, bien que la plupart soient souvent très méchants les uns envers les autres.
Par exemple, si un domino s'amuse à sortir du rang, tous les autres vont le montrer du doigt en se moquant de lui, parce que leurs parents leur ont dit que c'était mal, et qu'ils croient ainsi tout ce qu'on leur dit sans réfléchir, même s'ils n'ont jamais compris précisément pourquoi il ne fallait pas le faire. Plus tard, quand ils grandissent et qu'ils réfléchissent éventuellement à tous ces principes, il est déjà trop tard car ils trouvent ça normal et peu nombreux sont ceux qui s'aperçoivent de la manipulation dont ils ont étés victimes.

Lorsque les dominos deviennent adultes, ils entrent dans le monde du travail et gagnent de l'argent pour nourrir leur famille et leur enfant s'ils en veulent un, car les dominos sont arrivés à n'avoir d'enfants que quand ils en veulent vraiment un, et le pourcentage de naissances non souhaitées est très faible.
Ils travaillent très dur pour gagner peu d'argent, à part bien sûr ceux qui ne font rien et qui vivotent à peine, ou qui jouissent d'un riche héritage (généralement issu des familles de double-six, dont les descendants tombent par conséquent dans une oisiveté totale, leur seule préoccupation étant de récolter plus d'argent en investissant et en spéculant). Les autres triment toute leur longue vie de dominos pour récolter des économies et pouvoir se faire plaisir 2 mois sur 12. Ils travaillent énormément pour gagner de l'argent dans le seul but de continuer à vivre. Ils préfèrent s'échiner pendant des mois à travailler dans leurs bureaux pour récolter un petit peu d'argent qu'ils réussiront à mettre de côté pour pouvoir vivre mieux quand ils seront vieux et complètement gâteux, certainement avec au moins un cancer et une arthrite du genou, plutôt que de vivre bien tout de suite, de vivre leur vie au présent, sans retourner en arrière ou se perdre dans le futur. Les dominos sont lamentables ; la plupart d'entre eux vit encore dans le passé et le reste vit déjà dans le futur.

Tous ces dominos savent que dans d'autres pays les dominos meurent de faim, de froid, que les enfants sont exploités, font la guerre dès six ans, que les femmes sont violées, que certains dominos tueraient pour un quignon de pain. Mais ils s'en fichent. Ils donnent de temps à autres un peu d'argent aux mendiants dans la rue, un tout petit peu plus encore plus rarement à une association soi-disant caritative qui va redistribuer les deux tiers de l'argent à ses propres employés, et cela leur suffit pour penser leur devoir accompli et pouvoir retomber dans l'indifférence totale de ces dominos mourant de faim.


Les dominos vivent tout le temps alignés les uns derrière les autres, et forment ainsi une rangée bien droite. Ils sont tous pareils, bien parallèles, aucun ne dépasse, sinon les autres le regardent de travers, et le domino préfère faire n'importe quoi plutôt que d'être vu bizarrement par les autres.
Parfois, lorsque l'un des dominos meurt, il tombe. Il fait alors tomber tous les autres dominos de la ligne, mais toujours très lentement, tellement lentement que tous les dominos croient pouvoir s'en sortir, et aucun n'a peur ou n'a l'idée qu'à force de tomber, la ligne va l'entraîner. Et c'est ainsi que peu à peu, à force de tomber, de se faire tomber mutuellement les uns les autres, la population domino diminue, mais heureusement les naissances équilibrent ces morts.

Chaque domino sait très bien que c'est un autre domino qui va le faire tomber, et c'est peut-être pour ça que les dominos se méfient les uns des autres. Dès qu'un étranger arrive, il est rejeté, mis à l'écart, sauf de rares cas exceptionnels où le domino immigré tombe sur des dominos qui réfléchissent (ce qui, malgré ce qu'ils disent, est assez rare). Le reste du temps, on le méprise, on l'ignore, ou pire encore, on l'insulte, on lui grave des croix gammées sur la porte d'entrée, on lui casse sa voiture, et cætera, et ce pendant souvent plusieurs générations.

La société domino a désormais tellement de succès auprès de la population que certains dominos viennent de très loin pour vivre dans cette culture-là. Ils pensent qu'ils seront mieux payés, qu'ils auront un travail... Parfois même c'est le gouvernement domino lui-même qui les fait venir. Ils sont rapidement déçus. Les dominos des villes les rejettent à cause de leurs pratiques et de leur culture différente. Alors ils font des efforts, ils font ce qu'ils peuvent pour laisser tomber leurs traditions et oublier leur culture. Mais les dominos les rejettent alors à cause de leurs différences physiques. Les dominos se font alors remouler entièrement, pour pouvoir rentrer dans la ligne comme les autres. Mais même lorsque ces dominos se sont entièrement intégrés à la ligne, ils sont tout de même refoulés dans des habitations insalubres, n'ont pas accès aux mêmes avantages que les autres, ne trouvent aucun travail. Alors que parfois c'est le gouvernement même qui les a fait venir.


Les petits dominos, et même si leurs parents font ce qu'ils peuvent pour ne pas montrer à leurs enfants qu'ils rejettent ces "étrangers", le voient inconsciemment , et les imitent, sans savoir pourquoi, mais ils aiment tellement la violence gratuite...
Prenons alors l'exemple banal d'une bagarre au lycée entre un domino "étranger" et un jeune domino joueur de football. Celui-ci, tout comme ceux de son groupe, n'accepte pas les "étrangers" en tant que dominos, ne les reconnaît pas comme tels. Il préfère cracher sur eux son venin, les railler, les provoquer, les harceler, ce qui - bien entendu - ne fait que refléter ses propres inquiétudes.

Arrive un jour, où notre petit domino, lassé d'être harcelé, en a assez et tabasse le capitaine de l'équipe dans un couloir du lycée. Les professeurs dominos décident évidemment de l'expulser, en ajoutant que tous ceux de son "espèce" sont comme lui et sont des voyous qui frappent tout le monde juste pour le plaisir."Une bagarre au lycée démontre à nouveau que la violence est un mode de vie chez ces étrangers", peut-on lire dans les journaux du coin. Et c'est ainsi que tout le monde prend les "étrangers" pour des êtres sans états d'âme, et les expulsent, les frappent ou les rejettent évidemment à la moindre occasion ; et pour se défendre, les "étrangers" n'ont d'autre solution que de devenir ce que la société "veut" qu'ils soient. Les prisons forment les prisonniers.


Les dominos ont des religions à la fois très diverses et très semblables. Même si les endroits géographiques et les coutumes cultuelles changent, on retrouve des idées, des concepts, des manières de penser très semblables. Par exemple : beaucoup de religions croient à la vie après la mort, à une sorte de paradis, ou à la réincarnation. Certainement parce que les dominos ne peuvent pas, ne sont pas capables d'imaginer que leur vie ne sert à rien, et qu'une simple fuite de gaz peut mettre fin à jamais à leur si précieuse vie.
Mais toutes les religions restent cantonnées dans l'idée que seul le domino est important, et que les autres espèces vivantes (les animaux, les plantes, etc.) n'ont pas d'"âmes" ou n'ont pas accès au paradis. On retrouve aussi dans beaucoup de religions des histoires semblables. Par exemple, l'histoire d'un étranger accueilli dans une ville qui va fonder une ville, qui va aider la population qui l'accueille en retour. Même si les religions dominos prêchent pour beaucoup l'amour et l'accueil du prochain, les dominos le prennent pour prétexte et ont derrière eux des siècles de guerres de religions.
Prenant pour prétexte la libération d'une capitale religieuse, où se trouverait le tombeau d'un prophète, ou l'endroit d'où il se serait envolé, ou encore l'emplacement d'un temple détruit, ils se font des guerres sans merci. Ils ont pillé, tué, violé, détruit au nom de l'amour et la paix. Si seulement leurs prétendus Dieux pouvaient avoir l'occasion de dire aux dominos ce qu'ils pensent de leurs actions, ils leur diraient certainement de les oublier. Et c'est donc ainsi que l'amour ou la paix ont servi de couverture ou de prétexte à des guerres qui ont fait des millions de morts, et qui ont surtout rapporté énormément d'argent aux soldats grâce au pillage et au vol.

A une époque lointaine, les dominos vénéraient un Dieu unique. Mais leurs pratiques et leurs rituels pouvaient être considérés comme très en retard. C'est ainsi qu'un domino, qui se déclara prophète et fils de Dieu, déclara que la religion de Dieu n'était pas tout à fait celle de ces dominos, mais que c'était une religion de l'amour, de la paix, de la tolérance. C'est ainsi qu'il alla vers les autres peuples dominos et vers les dominos pauvres, ou tous ceux qui étaient exclus de la société. Mais la société n'était pas prête et il finit comme tous les pionniers : Il fut jugé puis tué. Mais même juste avant de mourir, il pardonna à ses bourreaux. Et sa seule faute fut de mourir ainsi. Tué.
Les autres dominos, au lieu de retenir cette mort comme un acte injuste de la part des dirigeants, ne retinrent plus que cette souffrance. Ils le prirent pour exemple dans sa mort et se laissaient tuer presque avec gaieté, persuadés que plus ils souffriraient dans leur vie, plus ils vivraient heureux dans leur vie après la mort.

Aujourd'hui encore, dans certains pays, le vocabulaire de l'amour est entièrement emprunté à celui de la souffrance de ce domino. La religion du domino pacifique, au départ une religion d'ouverture et de paix, fut transformée en religion de souffrance. C'est ainsi ; les dominos ne savent pas faire le tri entre les idées à conserver et à oublier, et la majorité du temps ils font l'inverse de ce qui pourrait leur être utile à tous.

De nos jours, plusieurs religions quasiment toutes monothéistes se partagent les dominos modernes, et un nombre croissant d'athées ne croient pas en un dieu. Mais même si tous ces dominos ne sont pas d'accord, leurs trois religions ont pourtant une origine commune, et chaque "évolution" de cette religion a été rejetée par une partie des pratiquants.


Le domino que je tiens dans les mains m'explique qu'il voulait dès tout petit braver les interdits, qu'il ne voulait pas mettre les coudes sur la table, qu'il ne voulait pas se coucher à huit heures, qu'il ne voulait pas s'habiller comme les autres, qu'il ne voulait pas rester bien sagement dans la ligne. C'est pourquoi un jour il s'est enfui. Il est sorti de la Ligne pour la première fois de sa vie, et s'est aperçu qu'il n'y avait aucun méchant ogre dehors pour le dévorer.
Alors il est revenu pour annoncer aux dominos sa découverte. Ils ne l'ont même pas écouté. L'ont traité de menteur, de sacrilège... Ils voulaient aller jusqu'à l'exécuter pour hérésie, le livre sacré Domino précisant bien qu'il n'y avait rien hors de la Ligne que l'obscurité, et des créatures noires qui torturent les voyageurs imprudents pendant des siècles et des siècles.
Il est donc parti de ce monde qui ne voulait pas de lui, obnubilé qu'il était du respect de ses ridicules règles de bienséance. Il est parti. Et a alors regardé en arrière. Et a vu cette immense ligne de ces dominos tous pareils, tous alignés. Il a vu le premier tomber, il a vu les autres suivre.
Il a compris que ce n'était pas cela la solution. Qu'un pays avec des dominos tous identiques ne peut pas survivre, ou alors dans la méprise totale, sans comprendre qu'une société pareille est condamnée à rester figée, sans évolution. Il a donc parcouru le monde, au fil du temps. Il a beaucoup réfléchi et a enseigné à tous ceux qu'il croisait ce qu'il avait découvert, retenu, appris. Et c'est ainsi qu'il est là.



"Hé."


Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Je rouvre les yeux.

J'ai l'impression de sortir d'un rêve.

"Hé !"


Peu à peu, je commence à me rappeler. Je suis dans un camp nature. Je discutais avec une copine et quelqu'un m'a interrompu...

"Hé ! Tu m'écoutes ?"

Ah oui, c'est vrai. Le gamin.

"Tu me le rends ??"
Je regarde dans ma main. Un domino. Avec un visage gribouillé dessus.
Un domino.
Un domino comme les autres. Comme les autres mais... différent.
"Tiens, reprends-le."
Il reprend donc le domino et le remet dans la file, avec les autres. Je ne reconnais même plus "mon" domino parmi la foule des autres, ils se ressemblent tous tellement...
Il fait tomber le premier domino. Les autres suivent.
Je ressent comme une sorte de peine à les voir tomber sans rien pouvoir faire, impuissants.

Le gamin, tout heureux, se retourne vers moi et me dit : "c'est joli quand ça tombe, hein ?"
Je lui réponds : "Oui. Mais c'est quand même un peu triste.

Pourquoi tu pleures ?

Pour eux. Euh pardon, pour rien. Pour rien du tout...

Peut-être que tu comprendras quand tu seras grand."

 
 
~V1rg1le~
Publié le : 14/10/2009

 

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Magnifique histoire.
Moi aussi j'ai connu un Domino qui était sortit de la Ligne, mais il en a tiré que malheur et méprise, il m'a confié plus tard qu'il valait mieux rester dans cette Ligne. Je lui ai répondu que sortir de la Ligne était pénible et que tout un chacun n'était pas prêt à assumer une telle responsabilité.


~excelsior~ le 27-10-2009 à 13:31
 

"Mieux vaut avoir raison seul que tort avec les autres."
Socrate lui aussi est sorti de la ligne, il avait raison (enfin je pense même si la notion de raison implique un jugement), et il en a lui aussi retiré de la souffrance.
C'est une question de choix personnel.
Je pense qu'il est nécessaire de sortir de la Ligne malgré le grand méchant loup et le regard des autres. S'ils te montrent du doigt, c'est qu'ils ne te méritent pas.


~V1rg1le~ le 19-11-2009 à 14:45
 

Je pense que pour sortir de la ligne sans trop de souffrances il faut être discret et plus malin que "la ligne", il faut sortir lentement puis quand plus personne ne te voit, tu dois disparaître.


~quentin~ le 27-11-2009 à 14:02
 
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